Mis à jour le 23 février 2017
Cinq étapes pour réduire le mauvais stress au travail
Par : Jacques Lafleur, psychologue
Jacques Lafleur est membre de l’Ordre des psychologues du Québec depuis 1976. Fort des consultations individuelles qui forment le cœur de sa vie professionnelle, il s’appuie sur son expérience professionnelle pour dresser un portrait clair des principales sources de stress qui engendrent le besoin de consulter.
En se basant sur ce qui aide à guérir des maladies causées par le stress et à éviter la récidive, il écrit des livres et des articles qui visent la prévention. Son site apprivoisersonstress.ca va dans le même sens: offrir des informations pertinentes qui permettent de comprendre ce qu’est le stress, de se situer face à ses différentes composantes et à agir de façon appropriée pour le réduire.
Paru dans Travail et santé, vol 23 no2, juin 2007
Le monde du travail a subi de profondes transformations durant les deux dernières décennies. Ces changements se sont avérés relativement néfastes en ce qui concerne la santé au travail, comme en témoignent l’augmentation draconienne de la morbidité liée aux problèmes de santé dite « mentale » et celle de l’absentéisme tout court.
Bonheur et satisfaction
Les nombreuses études faites sur le bonheur montrent que les gens heureux ressentent que leur vie a un sens. Ce sentiment de « sens » s’appuie sur une bonne estime de soi, la présence de petits et grands projets dans sa vie, une impression de compétence et de réussite dans ses projets, des relations significatives avec les autres et le respect des valeurs auxquelles on croit. Le travail occupant une bonne partie de notre temps, il joue un rôle primordial dans notre bonheur. Un climat de confiance et de collaboration où chacun peut utiliser ses compétences pour réussir ce qu’il entreprend au sein d’une mission organisationnelle utile constitue un contexte extrêmement favorable au maintien de l’estime de soi, à la santé et au bonheur. Un milieu de travail où l’on est traité irrespectueusement ou comme un numéro tout en recevant des mandats à utilité douteuse dotés d’échéanciers irréalistes se révèle au contraire malheureux et pathogène.
Or, beaucoup d’organisations se laissent lentement mais sûrement glisser vers la déresponsabilisation (parachutage de responsabilités sans ajout de ressources ou de moyens) et la déshumanisation (« On vous paie, taisez-vous! », ou quelque autre formule, parfois plus polie, qui n’en dénie quand même pas moins tout droit de réplique aux abus). On justifie le tout par « l’absolue nécessité » d’une culture de « performance », au sein de laquelle… un individu désirant une vie saine et équilibrée n’a malheureusement pas de place!
La culture de la « performance continue », sans soutien ni respect, conduit en effet la plupart des gens ou bien à se vider au travail ou bien à désinvestir. Dans le premier cas, c’est la santé qui est en jeu, car l’épuisement mène tout droit à la maladie, physique ou mentale; dans le second cas, c’est la joie de vivre qui s’affadit et le bonheur qui devient gris, car le travail devient une sorte de prison où l’on se résout un peu contre son gré à « faire du temps ». Et quand on se sent en prison cinq jours par semaine, comment le reste de la vie pourrait-il être joyeux?
Alors, peut-on encore s’investir de façon satisfaisante dans son travail sans se vider?
Renverser la vapeur
Il est clair que beaucoup d’organisations ont à regagner leurs lettres de noblesse en ce qui concerne l’adoption de leur pleine part de responsabilité dans l’atteinte de leurs objectifs, le respect de leurs gens, la cohérence et l’organisation du travail. Cela dit, les individus pourraient aussi, compte tenu du contexte actuel, prendre un peu plus soin de leur santé et de leur bonheur. Il existe en effet quelques options entre celle de se tuer au travail et celle de sombrer dans ce qu’il est convenu d’appeler le « présentéisme ». Je propose ici l’option « la satisfaction au travail sans trop de mauvais stress », qui se fonde sur l’adoption d’une attitude de saine responsabilisation, laquelle se développe en cinq étapes stratégiques formant un tout cohérent.
La saine responsabilisation
Une attitude de saine responsabilisation mène à trouver une certaine satisfaction à accomplir son travail même dans des conditions difficiles, comme l’absence de reconnaissance ou la surcharge de travail. Elle conduit à refuser de prendre sur soi toute responsabilité qu’on n’a pas le pouvoir d’assumer, tout en exerçant une certaine influence pour prendre les responsabilités qui donnent du sens à notre présence au travail, quitte à accepter que les résultats que l’on peut atteindre soient moindres que ce à quoi on serait en droit de s’attendre dans un contexte plus favorable. On peut en effet être satisfait sans être comblé, et il est essentiel de comprendre et d’accepter cette distinction si on veut bien saisir ce dont il est question ici.
Les étapes menant à la saine responsabilisation
Par définition, on est satisfait de soi quand on en a fait assez. Le sentiment de satisfaction dépendant des attentes qu’on entretient face à « en faire assez », il s’avère précieux de savoir ajuster ses attentes de travail à ce qu’il est possible de réussir. « Qu’est-ce qui donne du sens à mon travail, à mes yeux? », et « comment réussir et me sentir compétent dans mon milieu de travail sans saboter les autres secteurs de ma vie? » sont des questions susceptibles d’aider à mieux fixer ses attentes.
D’un point de vue pratique, on répondra à ces questions en situant correctement le travail dans sa vie, en fixant ses objectifs de travail de façon réaliste, en concentrant son travail sur ces objectifs, en les faisant respecter, en les atteignant et finalement en acceptant de « décrocher » du travail quand on n’y est pas présent.
1. Situer le travail dans sa vie
Quelle place souhaitons-nous que le travail occupe dans notre vie? Selon qu’on a 25 ou 55 ans, qu’on a une famille ou qu’on vit seul, « qu’on en mange » ou qu’on est moins passionné, le nombre d’heures qu’on désire consacrer au travail risque d’être fort différent. Il n’y a pas de réponse universelle à cette question mais, dans tous les cas, le temps accordé au travail se retrouve en compétition avec celui qu’on pourrait investir dans toutes les autres activités de la vie. Les relations (couple, enfants, famille, amis, etc.) , les loisirs, les tâches domestiques, le sommeil, l’activité physique, la vie spirituelle, la culture, l’information, la paperasse, le temps pour soi, etc. prennent du temps, lequel est restreint à 168 heures par semaine. Il est donc fort pertinent de bien déterminer le temps qu’on veut consacrer au travail si on veut atteindre l’équilibre particulier qu’on souhaite à ce moment-ci de sa vie. Cette étape nous mènera à gérer notre horaire non plus en fonction du temps « que le travail exige», mais en accord avec celui « qu’on veut » y investir.
Il peut être utile ici de prendre une grande feuille pour y représenter une semaine complète, avec les 7 jours et leurs 24 heures. Sur cette grille, on se donnera un portrait réaliste de ce que nous aimerions vivre : sommeil, travail, relations familiales, courses, activité physique, repas entre amis, etc.
Ce « budget » de temps nous aidera à prendre conscience de nos valeurs et du sens que nous voulons donner à notre vie. La décision bien arrêtée de s’autoriser à choisir sa vie plutôt que de la laisser dériver au gré des « besoins » du travail (ou du gestionnaire…) nous permettra de considérer notre emploi comme un élément contributif au bonheur plutôt que comme un obstacle à notre bien-être. Une fois qu’on aura vraiment dit « oui » à la vie que l’on veut, on pourra dire « non » aux débordements que le travail aurait tendance à imposer. Évidemment, on ne peut pas vraiment être premier ministre si on choisit de travailler 25 heures par semaine, il y a des choix à faire dans le type d’emploi qu’on occupe. Mais comme la plupart des surcharges de travail sont liées au manque de personnel (et donc à la responsabilité de l’employeur), la majorité des gens pourraient accomplir un travail satisfaisant et honnête en s’en tenant à leur horaire de travail normal.
2. Fixer ses objectifs de travail
Ayant déterminé le nombre d’heures que l’on consacrera au travail, on se retrouve devant des choix : à quoi allons-nous accorder ce temps? Idéalement, on aura déjà clairement établi son rôle et ses fonctions dans l’organisation avec son employeur, ce qui permettra de fixer les priorités. Imaginons notre agenda de travail comme une armoire vide et ses heures comme des tablettes; tout en gardant des tablettes pour les imprévus, on remplira le reste avec les tâches correspondant à ces priorités, jusqu’à ce que l’armoire soit pleine. Tout le reste ne nous appartient pas.
Attention ici : fixer ses priorités, ce n’est pas uniquement s’en tenir à ce qui découle de nos rôle et fonctions; c’est surtout choisir, parmi tout ce qui est officiellement attaché à notre poste, les tâches que nous ferons passer en premier dans le temps que nous consacrons au travail. Car ce qui ne peut être accompli à l’intérieur de ce temps ne nous appartient pas. Supposons qu’une entreprise de 6,000 employés ait « gelé » l’embauche et qu’il ne lui reste plus qu’une seule personne pour assumer le secrétariat; reviendrait-il vraiment à cette dernière de tout accomplir? Non, bien sûr. Tout ce qui appartient au secrétariat est en effet la responsabilité de l’employeur; ce qui revient à l’employé, c’est sa juste part de tout ce travail. Cette distinction est essentielle.
Il reste possible de réviser ses priorités au besoin mais toute nouvelle tâche découlant de ces changements se substituera à ce qui était au programme: l’armoire étant pleine, on ne peut en effet y mettre quoi que ce soit de nouveau sans d’abord enlever quelque chose. La satisfaction au travail dépend de ce que la fixation des priorités se fasse de façon honnête et réaliste.
3. Respecter et faire respecter ses objectifs de travail.
Si la deuxième étape est affaire de discernement et de planification, la troisième demande surtout des habiletés relationnelles. Il est en effet possible que les changements concrets apportés à l’étape précédente suscitent quelque opposition de la part des supérieurs, des collègues, des clients ou de soi-même. Devant ces réactions, il faudra réaffirmer qu’on travaille désormais par priorités à l’intérieur d’un temps donné, ce qui conduira à dire (et à se dire) « non » ou, du moins à remplacer certaines priorités par d’autres, comme proposé à l’étape 2. Le respect du type de vie défini à l’étape 1 est à ce prix.
Si on peut avoir à composer de façon plus affirmative avec quelques supérieurs ou collègues abusifs, on aura aussi à faire face à ses propres tendances au perfectionnisme, au dépassement de soi, au besoin de se montrer meilleur que les autres, à son besoin d’avoir du mérite, à son désir de plaire à tout le monde, au besoin d’une évaluation toujours exceptionnelle, au besoin d’être la personne à qui on peut se fier, à sa peur de perdre son emploi ou de devoir en changer, à sa peur de l’autorité, au besoin de prouver qu’on est bon, à sa peur du jugement des autres, etc. Les déséquilibres de vie sont tout autant le résultat de pressions extérieures que d’attitudes plus ou moins saines. On aura ici à bien identifier et à vaincre ce qui fait obstacle à l’intérieur de soi tout autant qu’à l’extérieur.
4. Travailler avec cœur et efficacité
On peut difficilement se satisfaire soi-même d’une prestation de travail médiocre. Le bonheur repose notamment sur des réussites, sur l’expression concrète de ses compétences par l’atteinte de ses objectifs. La satisfaction du devoir accompli n’exige en rien la sacro-sainte performance dont on nous rabat les oreilles ad nauseam depuis une dizaine d’années, mais elle ne s’accommode pas non plus de piètres résultats. Il s’agit de livrer, en utilisant le mieux possible son temps, son énergie et ses talents, la marchandise qu’on a honnêtement définie à l’étape 2.
5. Décrocher
Les étapes 2, 3 et 4 mettent en place des conditions favorables à limiter radicalement les insatisfactions de la vie professionnelle et donc à cesser de polluer sa vie personnelle ou familiale avec les frustrations d’autrefois. Il devient aussi naturel de reléguer la recherche de solutions aux problèmes de travail dans le cadre du travail lui-même en rééduquant son cerveau lorsqu’il nous présente des choses reliées au travail durant les heures où nous ne voulons pas y penser : « le travail c’est le travail, alors on verra cela demain ». On quittera le travail en regardant ce qu’on aura fait – plutôt que ce qui doit attendre. Cela nous donnera un sentiment de satisfaction si on a bien respecté les décisions prises aux étapes 2, 3 et 4.(voir Décrocher: trucs et stratégies ainsi que Critères de satisfaction pour décrocher).
De retour au travail après une absence pour épuisement, une enseignante me disait avoir compris qu’il était malsain de continuer de prendre sur ses seules épaules la réussite de tous les élèves de sa classe. Le ministère de l’Éducation, la commission scolaire et la direction de l’école posent en effet des conditions (trop d’élèves par classe, trop d’élèves souffrant de déficit d’attention ou nécessitant des plans d’intervention, absence ou manque du matériel didactique requis, manque de professionnels non-enseignants, etc.) qui rendent impossible l’atteinte par tous les enfants des objectifs d’apprentissage pourtant fixés par le ministère de l’Éducation.
Par ailleurs, il reste possible que tous les élèves progressent chacun à son rythme sur le plan académique, que bon nombre réussissent leur année et que chacun d’entre eux soit relativement heureux à l’école et se développe sur le plan humain. Ce sont désormais la responsabilité qu’elle prend et les objectifs essentiels qu’elle poursuit. Elle atteint ses objectifs de façon tout à fait satisfaisante, et ce sans rester à l’école après la fin des classes plus d’une heure par semaine.
Cette nouvelle façon de faire lui laisse le temps et la disponibilité psychologique qu’elle souhaitait pour ses autres projets de vie, dont sa famille. Ses collègues de travail semblent plutôt s’inspirer de cette nouvelle façon de voir et de faire les choses que de la condamner, et ses élèves sont contents d’aller à l’école et de l’avoir comme enseignante. Il lui est dorénavant possible d’être efficace et satisfaite de ses journées sans y laisser sa peau.
En consacrant son énergie à ce qui est possible plutôt qu’à ce qui ne l’est pas ou ce qui ne l’est plus, en discriminant mieux les responsabilités qui nous reviennent de celles qui appartiennent à son employeur, à ses collègues ou à ses clients, en axant un travail efficace et honnête sur l’essentiel et en laissant tomber des choses, on arrive mieux à être satisfait de ses journées, et ce sans avoir à se vider ou à perdre le moral et la santé à se heurter contre des murs.
Il est évident que les moyens traditionnellement enseignés en gestion du stress (utilisation des pauses, relaxation, saine alimentation, gestion du temps, activité physique, sommeil suffisant, etc.) restent des atouts précieux à qui veut réduire la tension physique et psychologique qui mène à la maladie; mais la prise en charge de sa vie personnelle et professionnelle est aussi devenue un élément essentiel à qui veut conserver la santé et un relatif bonheur dans un contexte de travail où l’employeur exige des résultats sans se donner les moyens d’y arriver. La saine responsabilisation présentée ici est une attitude tout à fait légitime. Elle peut constituer la base de cette prise en charge, où le respect de soi et le respect de son contrat de travail peuvent cohabiter harmonieusement.