Mis à jour le 8 janvier 2021
Et si la peinture aidait les élèves à dépasser la peur de se tromper ?
Marie-Sylvie Claude, Université Grenoble Alpes (UGA)On pourrait s’attendre à ce que les collégiens et lycéens français, qui ont à leur emploi du temps bien plus d’heures de français que d’arts plastiques ou d’histoire des arts, soient moins à l’aise avec la peinture qu’avec la littérature, très étudiée dès la sixième (et déjà à l’école primaire).
On pourrait notamment s’attendre à ce que, pour une partie d’entre eux, ils soient très démunis voire réticents face la peinture religieuse, dont ils connaissent peu les personnages et les situations qu’elle montre. Et que la peinture abstraite, au sens de celle qui ne représente pas la réalité, les déconcerte.
L’une de mes recherches, menée récemment, montre qu’il n’en est rien. Je vais en donner ici quelques-unes des conclusions.
Une enquête
Avec l’aide de leur enseignant de français, j’ai confronté 350 élèves de troisième et de seconde de l’académie de Créteil à une reproduction de peinture et à un extrait de texte littéraire. La consigne était d’écrire en autonomie une dizaine de lignes pour commenter chacun des deux objets, ou, a minima, donner quelques-unes de ses impressions.
Les participants étaient autorisés à ne traiter qu’un seul des deux objets, à condition d’expliquer pourquoi. Précisons que chaque élève travaillait, suite à une analyse préalable, sur un des six tableaux et un des six extraits littéraires que j’avais choisis et présentant des difficultés équivalentes pour des élèves de ce niveau.
Que montre la comparaison des réponses des élèves ? D’abord, il est surprenant de constater que les œuvres picturales sont nettement moins souvent évitées que les œuvres littéraires : 30,5 % des élèves choisissent de ne pas traiter l’œuvre littéraire, alors que c’est le cas de seulement 5,5 % d’entre eux pour l’œuvre picturale.
Plus précisément, 38 % des élèves qui devaient travailler sur un extrait du Malade imaginaire de Molière (1673), pourtant très souvent étudié en classe, choisissent de le laisser de côté. Alors que c’est le cas de 1,5 % des élèves seulement pour La Nativité ou Le Nouveau-Né de Georges de la Tour (vers 1635) et 12 % pour La Crucifixion blanche de Chagall (1938), qui conjugue des références iconographiques issues du christianisme et du judaïsme.
La peinture religieuse n’est donc pas évitée, pas plus que la peinture non figurative : Paysage sous la pluie de Kandinsky (1913) n’est délaissé que par 8 % des élèves, alors que c’est le cas de 44,5 % pour l’extrait d’Orphée de Cocteau (1927). Les adolescents enquêtés se sentiraient donc plus de goût et plus de compétence pour l’exercice lorsqu’il porte sur la peinture que lorsqu’il porte sur la littérature. C’est encore plus vrai dans des collèges de recrutement très populaire : 47,5 % choisissent de ne pas traiter le texte, pour 1,5 % seulement pour le tableau.
Mais y réussissent-ils effectivement mieux ? Il est difficile de répondre à cette question dans l’absolu, puisqu’il y a de multiples façons de bien recevoir les arts. Mais la recherche portait sur ce qui est attendu à l’école, plus précisément en français, discipline dont les programmes prévoient ce qui est appelé lecture de l’image, en lien avec la lecture de la littérature (dans les deux cas, il s’agit d’une approche analytique et interprétative de l’objet, que je nomme ici commentaire).
Pour avoir une référence à l’aune de laquelle comparer les commentaires des élèves, j’ai fait une enquête auprès d’un peu plus de 200 enseignants de la discipline. Ils disent très majoritairement que leurs attentes concernant la lecture de la peinture sont adaptées des attentes qu’ils ont en littérature. Il y faut :
une interprétation, qui doit être personnelle – et pas seulement une description, pour le tableau, ou une reformulation, pour le texte ;
une prise en compte précise et détaillée des caractéristiques de l’œuvre, notamment des caractéristiques de sa forme (par exemple teintes, texture, lignes pour le tableau ; sonorités, rythmes, composition pour le texte) ;
les appuis culturels qui permettent de contextualiser l’œuvre et d’étoffer le sens que lui est donné.
J’ai défini des indicateurs correspondant tous ces critères : mon étude montre que les élèves sont très majoritairement plus proches de ce que les enseignants attendent pour la peinture que pour la littérature. L’écart se creuse encore en faveur de la peinture dans les collèges de recrutement très populaire.
Un objet plus familier ?
On pourrait penser que tout s’explique par la différence entre les deux objets. Contrairement au langage littéraire, qui s’appuie sur une langue dont les mots ont un sens qui préexiste à leur usage, le langage pictural peut sembler plus ouvert. Mais les effets de la différence de la nature sémiotique des langages sont complexes et discutés. En tout cas, il faut selon moi chercher du côté des sujets et pas seulement des objets.
On pourrait se contenter de dire que la culture de l’image étant l’apanage des jeunes générations, le tableau leur parle davantage. Mais il ne faut pas oublier que la peinture, qui ne fait pas toujours image, notamment quand elle n’est pas figurative, et qui produit du sens autrement qu’en représentant, exige des savoirs culturels très particuliers (il faut par exemple connaître, pour la peinture classique, les références iconographiques).
Bourdieu et Darbel ont montré en 1966 que la fréquentation des musées d’art est surtout le fait des classes dominantes, les enquêtes sociologiques plus récentes montrent que c’est encore le cas. Donc la peinture est au moins aussi loin de la culture des élèves, notamment de milieu populaire, que la littérature.
L’explication qui dans ma recherche m’est apparue comme la plus probable est la suivante : les élèves n’ont pas du tout le même rapport aux deux objets ; le rapport qu’ils ont à la peinture fait qu’ils comprennent, acceptent ou s’autorisent mieux de s’investir pour donner du sens aux œuvres. On peut penser que le fait que la peinture est très peu présente dans les épreuves scolaires, donc dans les évaluations, n’y est pas pour rien : ils ont moins peur de se tromper, ils sont plus confiants, ce qui est nécessaire pour répondre aux attentes des enseignants.
Autorisation d’interpréter
Les entretiens que j’ai menés avec une partie des élèves de mon enquête le montrent bien. J’en donne quelques exemples ici. Alors que les enseignants disent attendre une interprétation personnelle, sans la limiter à ce qu’on peut penser correspondre aux intentions de l’auteur, les élèves quant à eux affirment souvent, comme Sarah : « Sur un tableau c’est nous, notre imagination, c’est notre opinion, on est libre, alors qu’un texte, c’est l’opinion de l’auteur ». Ou alors « il faut dire, pense Fatiha, ce que la prof elle attend, sinon c’est faux ».
Alors que chaque spectateur peut avoir son point de vue, tous les lecteurs d’un texte devraient, selon beaucoup des élèves, s’en tenir au sens unique des mots. Ainsi, selon Odile : « Le tableau, c’est selon la personne, ce qu’elle ressent, ça dépend de la sensibilité de la personne. Elle va voir les couleurs, les dessins, comment c’est fait… […] Un texte, les mots sont les mêmes, ils veulent dire la même chose pour tout le monde. »
Beaucoup d’élèves m’expliquent que c’est parce que le tableau n’est pas écrit qu’il laisse de la place à l’écriture du spectateur, voire l’incite, contrairement au texte, qui est déjà écrit ». C’est le cas d’Amélie : « sur le tableau il y a rien d’écrit, c’est à nous d’écrire ». Kourosh en veut pour preuve que « dans les textes on a des mots à comprendre alors que sur un tableau c’est nous qui allons écrire ».
Difficile pour ces élèves, compte tenu de cette conception du texte, d’accéder aux attentes de leurs enseignants ! La conclusion que je tire de ma recherche, c’est que l’école pourrait s’appuyer davantage sur la conception que les adolescents ont de la peinture et de leurs droits de se l’approprier comme d’un levier pour les aider à construire un tel rapport à la littérature et à comprendre ce qui est attendu d’eux. Peut-être que d’autres arts pourraient jouer le même rôle : à d’autres recherches de le dire !
Marie-Sylvie Claude, Maîtresse de conférences en littérature et langue françaises, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.